Aptitude exceptionnelle

Dr Bertrand Legrand

« Six litres de bière par jour, ça fait quand même beaucoup ! » « Off… » Un mètre 10 de circonférence, de profil l’allure d’une barrique ; assis, encore, ça devait tenir, appuyé contre le volant. « Faut bien que j’m’hydrate… » « Ben… pas avec de l’alcool ! » « Mais qu’est-ce que je vais boire… ? J’vais quand même pas boire de l’eau ? » Il est de bonne foi. Non, sincèrement, il ne voit pas. « Mais vous ne pouvez pas continuer de conduire un 36 tonnes ! un convoi exceptionnel, en plus, dans cet état ! » « Off… vous savez… on roule pas vite. » « Et vous buvez forcément en conduisant ? » « Off… un peu avant, un peu après… » « Je vais vous mettre en arrêt. Il faut que le médecin du travail vous voit. »

« Vous savez, il roule vraiment pas vite… », le patron, embarrassé. Il était le seul employé à posséder ce permis spécial. « Et puis, de toute façon, y a pas de soucis à se faire, y a la police devant, y a la police derrière. Ils font attention, les gars, ils le connaissent bien depuis l’temps. » J’appelai le médecin du travail, ensemble nous pourrions envisager une solution : « Oh ! vous savez… avec ces chauffeurs routiers, le vrai danger c’est pas quand ils boivent, c’est quand ils arrêtent et qu’ils deviennent agressifs au volant. » Déclaré apte, il reprit le volant. « Voyez, qu’c’est vous qu’en faites toute une affaire… » Démotivé, j’en tentai un dernier : « Si ça continue vous allez finir par avoir un accident ! » Mais le collègue qui, à chaque consultation venait l’accompagner, me rassura : « Vous inquiétez pas, docteur, même après le travail, c’est toujours moi qui l’ramène. On n’le laisse surtout pas prendre la voiture ! » Je les regardai partir les bras ballants. À croire que nous ne voyons pas tous l’alcoolisme de la même façon, qu’aurais-je bien pu faire seul ; quand mon gaillard se tourna vers moi : « Et puis, si j’arrête ça docteur, hein ? Qu’est-ce qui va m’rester ? » La pénombre du couloir soulignait ses poches de tristesse et son faciès infiltré, blafard, qui n’avait déjà plus rien de celui rougeaud du bon vivant. Il mourut un an plus tard, de sa cirrhose, pas d’un accident, à croire qu’il était prudent.

« À croire que nous ne voyons pas


tous l’alcoolisme de la même façon »