Ciel mon mari !

Dr Sylvie Rebibo

C’est elle qui poussait le Caddie ; elle, petite, sèche, énergique et lui qui traînait la patte derrière ; elle qui battait des bras et pestait : toutes ses bouteilles de vin qu’il lui fallait ! Deux par jour, cela ne pouvait plus durer et elle qui les empoignait avec vigueur avant de les empiler dans le charriot. La même scène depuis des années. Un couple de Portugais. Des années que, ensemble, toutes les semaines, ils faisaient leurs courses, des années que, ensemble, ils venaient au cabinet ; elle occupant tout l’espace, répondant à sa place : qu’elle en avait marre, qu’il fallait toujours faire ci et ça, l’emmener ici et là, marre de tout cet alcool qu’il buvait. Lui, jamais son mot à dire, s’écrasait derrière ses 110 kg. J’ai toujours pensé, le pauvre, il boit parce qu’il étouffe.

« Mais, enfin, pourquoi lui achetez-vous ses bouteilles si vous voulez qu’il arrête de boire ! Je lui demandais sans cesse. » Et elle se mettait à m’expliquer que, dans la vie, il y a des choses qu’il faut faire parce qu’il faut bien les faire et que, sinon, sans doute, il aurait été violent. Lui était en invalidité, trop de crises d’épilepsie sur les chantiers, trop d’arthrose aux hanches que sa cirrhose empêchait d’opérer. L’alcool l’avait détruit ; il n’avait jamais voulu se soigner. Sans elle, rien ne pouvait se faire. L’habitude les tenait soudés l’un à l’autre. « Pourquoi buvez-vous ? », lui avais-je un jour demandé. Il s’était tourné lentement vers elle, avait laissé poser son regard et j’avais cru un instant entrevoir… mais : « Je bois parce que j’ai soif », m’avait-il répondu. « Je peux vous voir tout seul si vous voulez ? » « Oh ! non, non, elle peut rester. » Dans ces couples-là, on ne dérange rien. Je les accompagnais ; je le voyais s’éteindre sous mes yeux et je n’y pouvais rien. J’ai appris que, pour leur retraite, ils étaient repartis vivre au Portugal, que là-bas ils se sentaient bien et que lui a arrêté de boire ; qu’elle continuait de râler, mais qu’ils étaient heureux. Ils avaient fait leur route. On est si peu nous médecins, face à la vie, face à leur vie ; on croit pouvoir, on croit savoir et on les voit guérir, mais on n’y est pour rien.

« On les voit guérir,


mais on n’y est pour rien. »