Maman, ça ne va plus !

Dr Gérard Roussey

« “Maman, ça ne va plus”, ils m’ont dit l’autre soir. Moi aussi, quand je me regarde, je suis fâchée avec ma vie. Je suis malade. Malade de l’alcool. On m’a dit que vous faisiez partie de ces médecins qui écoutent. » Elle dut avoir un beau visage. Mais, à 63 ans, elle en paraissait 75. Ses lèvres étaient pâles, fissurées ; elle avait cette langue pâteuse qui colle au palais et empêche de parler, et ces poignets qui tremblent devant une vie dont ils ne peuvent se saisir. Elle me dit : « Je sens que je dois y aller. C’est le moment. » Son regard était insistant, celui d’un prisonnier. « J’ai déjà fait 15 cures. Je voudrais recommencer. »

Elle avait perdu le sommeil à 8 ans, quand elle entendait son père frapper son frère aîné ; perdu son premier mari à 30 ans, le deuxième à 40, puis tout le reste dans un incendie, quand, ivre, elle laissa un mégot brûler son appartement. « L’alcool m’a fait tenir, élever mes deux enfants. À présent, je n’ai plus qu’eux. » Si de grands drames n’étaient jamais parvenus à la faire tomber, de petits riens suffisaient pour qu’elle s’ébranle. Aujourd’hui, elle ne boit plus depuis plusieurs semaines. Elle me dit qu’elle aimerait rencontrer un homme. L’alcool l’enfermait ; elle s’ouvre de nouveau à la vie ; à ces petits riens aussi : ces petites frustrations, ces petites situations d’abandon. L’alcool attend son tour. Celui-là n’abandonne pas la partie. Celui-là, jamais, ne l’abandonnera. Elle replongera. Je le sais. Quand encore trop fragile, à la première blessure qu’elle prendra comme une sanction, elle courra chercher sa récompense. Mais qu’elle tombe… Qu’importe. Comme une enfant qui remonte à vélo, ensemble, nous repartirons. Je lui dis : « L’objectif, c’est de maintenir des périodes d’abstinence de plus en plus longues. » Et un jour, à force, nous médecins, pourquoi, on n’en sait jamais rien ; l’illusion, le faux, ils auront compris ; on les voit s’élancer, et on se dit pour de bon : c’est parti.

« Un jour, nous médecins,


on les voit s’élancer : c’est parti »